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Rosine Crémieux: une ancienne à l'itinéraire bien particulier.

Who
French Fellow
When
Postwar
Where
France, USA

Contacts sans Frontière
Trimestriel: Juillet-Août-Septembre 2001

Rosine Crémieux: une ancienne à l'itinéraire bien particulier.

 

Propos recueillis par Brigitte Couzinet

Nous revenons dans ce numéro sur l'itinéraire de Rosine Crémieux, dont nous avons mentionné l'ouvrage La Traîne Sauvage, dans un précédent "Contacts sans Frontière".

Membre de la Résistance Française dans le Vercors en 1944, déportée au camp de Ravensbruck ; psychanalyste, écrivain pour la nécessité de témoigner et "transmettre" sa douloureuse expérience ; Rosine Crémieux est aussi une "ancienne" de l'AFS, une de ces premières participantes, (partie avec une bourse de l'American Field Service au titre de "l'Aide Alliée à la Résistance Française") qui ont écrit l'histoire de l'association.
Nous l'avons rencontrée pour évoquer avec elle l'AFS d'alors, les circonstances si particulières de son départ, son parcours personnel, son expérience aux Etats-Unis et la façon dont le cours de sa vie s'en est trouvé modifié.

 

Contacts : pouvez-vous nous rappeler les circonstances de votre départ aux États-Unis en 1946 ?

R.C. : c'était en 1946, juste après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Après mon action en tant qu'infirmière résistante dans la Grotte de La Luire, dans le maquis du Vercors, j'avais été déportée au camp de concentration de Ravensbruck. C'est là que j'ai "célébré" mes 20 ans. Je n'ai jamais oublié que ce sont les Russes qui m'ont libérée en 1945. Un an plus tard, en 1946, j'éprouvais de grosses difficultés à retrouver ma place dans la société française de l'après-guerre. Désemparés et même traumatisés face à moi qui avait vécu plus d'expériences qu'eux, ne sachant comment m'aider, mes parents m'ont envoyée poursuivre des études d'histoire/géographie à Grenoble, espérant ainsi apporter un dérivatif à mon mal-être. J'y rencontrai de jeunes étudiants américains boursiers. C'est là que l'Aide alliée à la Résistance Française m'a contactée, me-proposant une bourse AFS pour un séjour universitaire de plusieurs mois aux USA. Encouragée par mes proches, j'ai saisi cette occasion de partir et d'aller me "reconstruire" ailleurs, dans l'espoir d'y retrouver la joie de vivre. Il me semblait "nécessaire" de prendre de la distance.

Contacts : selon vous, pourquoi avez-vous été choisie pour ce programme, précurseur pour l'époque, et en quoi consistait-il ?

R.C. : il s'agissait d'une bourse d'études universitaires et, dans mon cas particulier, d'un été à la Maison Française du Mills College d'Oakland, où j'étais invitée par le Conseiller Culturel Français. Je pense que j'ai été choisie parce que j'avais le "bon profil" : jeune femme, étudiante, résistante, déportée, parlant l'anglais, je réunissais l'ensemble des conditions nécessaires et nous étions peu nombreuses à le faire. Le côté mythique de la Grotte de La Luire a probablement joué aussi.

Contacts : pouvez-vous nous raconter l'aventure de votre départ et les anecdotes qui vous ont marquée?

R.C. : j'ai effectué les 15 jours de traversée vers New-York en cargo. A l'arrivée, des amis de ma famille m'ont accueillie et prise en charge aussi bien sur le plan affectif que familial. Rien ne leur paraissant trop beau pour moi, ils étaient venus me chercher en limousine, avec couvertures de fourrure sur les sièges. L'écrivain André Maurois avait réservé pour moi un appartement au 17ème étage du Ritz pour 3 jours : c'était comme dans un film américain, un moment de rêve !

Ensuite, je suis partie en train pour le Mills College en Californie. A l'époque, le voyage durait 5 jours. Je me souviens d'un ticket de transport d'au moins 1,50 m de haut, avec des coupons détachables à chaque étape. Impressionnant ! A mon retour, sur le chemin de Harvard, je fis étape quelques heures à Colorado Springs et visitai à cheval les Gorges du Colorado, en compagnie de cow-boys, enchantés de montrer leur région à une jeune fille française. Une arrivée triomphale à la gare, saluée par ces messieurs à cheval, sous les yeux éberlués de mes compagnons de voyage ! Je garde d'ailleurs un souvenir ébloui du Far West en général.

Plus tard, envoyée à Haïti par le Conseiller Culturel de l'Ambassade de France, j'ai représenté la France et ouvert le bal en dansant le merengue. Je me souviens d'une impression de légèreté, vitale au sortir d'un camp de concentration.

  Contacts: qu'y avait-il au programme de votre séjour ?

R.C. : le séjour était prévu en 2 temps : d'abord, les 2 mois d'été à la Maison Française du Mills College (collège de jeunes filles) à Oakland, en Californie ; ensuite, à partir de septembre, les études à la Graduate School of Education à Harvard, filière et université choisies un peu au hasard, à défaut d'avoir une motivation plus précise.

Accueillie au Mills College par le musicien compositeur Darius Milhaud et son épouse Madeleine, qui enseignaient à la Maison Française, la musique pour l'un, la littérature française et le théâtre pour l'autre, j'avais pour rôle de "contribuer à l'atmosphère" : montrer les bonnes manières, parler français aux belles jeunes filles américaines "chics et pimpantes", en total décalage avec mon passé récent. Au cours de cet été, avec les Milhaud, j'ai découvert la musique de chambre, les concerts du "Quatuor de Budapest", la peinture aussi : un formidable sas pour un retour à la vie. Les Milhaud étaient chaleureux et pleins d'humour. J'ai rencontré des gens formidables, dont l'écrivain Claude Roy, qui m'ont énormément apporté, sur le plan humain, culturel et professionnel. A peine un an après avoir quitté Ravensbruck, j'éprouvais un sentiment immense de liberté et me trouvais immergée dans un milieu musical et intellectuel merveilleux grâce auquel j'ai retrouvé la joie de vivre, une vie légère, gaie, facile.

En septembre, j'ai rejoint Boston, pour y suivre les cours de la Graduate School of Education à Harvard. L'Université m'avait trouvé une chambre à louer pour un prix modique dans la famille d'un pasteur. C'est à Harvard que j'ai rencontré Guy Troncard, arrivé comme moi avec une bourse de l'AFS, pour suivre des études de sciences économiques. J'ai retrouvé également 3 ou 4 des jeunes Américains de Boston connus à Grenoble.

Avant de quitter la France, lorsque j'avais dû indiquer un choix d'étude, rien ne m'intéressait vraiment, et je ne me destinais à aucun métier en particulier. J'avais donc choisi la psychologie pédagogique, la plus proche de mon travail dans un jardin d'enfants, à Lyon, pendant la guerre. Il s'agissait de l'éveil des très jeunes enfants mais je me suis rapidement rendu compte que ça ne m'intéressait pas du tout. J'ai alors trouvé par moi-même des cours très intéressants de psychologie clinique et, des stages à effectuer à Boston et à Chicago dans des établissements très performants. J'ai suivi des cours de psychologie, de sociologie et d'anthropologie qui m'ont donné l'envie d'en faire mon métier. Je pense en particulier au Centre pour Enfants difficiles à Boston, qui est à l'origine de ma vocation. Après 18 mois de formation, je n'avais aucun diplôme mais bénéficiais de connaissances et d'une expérience dans le domaine de la psychologie de l'enfant. Si j'avais souhaité faire une grande carrière, l'absence de diplôme aurait certainement représenté un blocage. Mais c'était le bon moment pour moi de faire cet apprentissage, car les Etats-Unis étaient alors très en avance en psychiatrie infantile, notamment dans le domaine des tests psychologiques, alors que l'Europe en était encore aux balbutiements. Aussi psychiatres et psychologues français étaient-ils à l'affût de tout ce qui venait des USA. Avant même mon retour en France, j'avais déjà reçu des propositions d'emploi.

Contacts: et le retour, justement, pouvez-vous nous en parler ?

R.C. : tout d'abord, sur un plan personnel, j'ai repris ma place dans ma famille sans aucune difficulté. Ce séjour aux Etats-Unis m'a permis d'assimiler mon expérience de la guerre et des camps de concentration sans pour autant l'effacer, et donc de reprendre pied dans la vie normale.

Sur un plan professionnel, grâce à mes connaissances encore rares à l'époque dans le domaine de la psychologie infantile, j'ai été engagée en tant que stagiaire, par des psychiatres de renom dans des équipes de pointe.

J'ai coopéré avec l'équipe du Professeur Heuyer, un pionnier de la psychiatrie de l'enfant, à l'Hôpital des Enfants Malades. J'y ai rencontré Serge Lebovici. J'ai fait partie d'une des équipes qui ont fondé la section enfants du ler dispensaire d'Hygiène mentale du 13ème arrondissement, un établissement pilote. Parallèlement, pour gagner ma vie, j'ai travaillé dans différents dispensaires parisiens. A l'Hôpital Ste Anne, j'ai côtoyé René Diatkine et Julian de Ajuriaguerra.

En 1958, c'est avec eux et Serge Lebovici que nous avons créé la revue "La Psychiatrie de l'Enfant", qui paraît encore aujourd'hui de façon bi-annuelle. J'en suis la Directrice de publication et le seul membre fondateur encore en vie.

Contacts: on peut dire que votre séjour de 18 mois aux USA a orienté totalement votre parcours professionnel. En-est-il de personnelle et familiale ?

R.C. : bien sûr ! J'ai appris à ne pas gommer l'expérience vécue à Ravensbruck, mais à l'intégrer dans ma vie. La coupure avec cette période de guerre et d'après-guerre m'a permis également de ne pas bloquer mon passé, mais plutôt de me reconnecter avec lui, sans mettre le camp de concentration entre guillemets.

J'ai 3 filles, qui connaissent tout de mon histoire, aussi bien la guerre et les camps de concentration que les 18 mois aux Etats-Unis et tout ce qu'ils ont représenté. C'est un lourd héritage et il est certainement difficile d'être ma fille : l'aînée est partie aux Etats-Unis pendant 2 ans, une autre au Pérou, en tant que médecin aux pieds-nus pendant ses études de médecine.

Je leur ai fait partager au quotidien les valeurs qui sont les miennes et celles de tous mes amis, valeurs en lesquelles j'ai cru suffisamment pour survivre dans des conditions extrêmes.

Contacts : en janvier 1999, en coopération avec Pierre Sullivan, psychanalyste canadien et actuel co-directeur de la revue "la Psychiatrie de l'Enfant", vous avez fait paraître un livre intitulé La Traîne-Sauvage, récit de votre expérience concentrationnaire. Pourquoi ce livre maintenant et que retenez-vous ou que retirez-vous de cette expérience ?

R.C. : pourquoi maintenant ? A l'occasion de la célébration des 50 ans de la libération du Vercors, en 1994, j'ai participé à une émission de télévision avec les infirmières survivantes de la Grotte de La Luire. Ce fut une grande émotion de nous retrouver toutes ensemble sur place. De retour chez moi, j'ai éprouvé l'envie de "récupérer" ce moment de ma vie pour l'inscrire dans la continuité de mon histoire. A la même époque, lors des célébrations de la fin de la guerre de 39/45, j'avais été frappée par le déferlement d'images d'horreur et de violence à propos des camps de concentration. A mon sens, cet excès d'images sert souvent d'écran à un bouleversement personnel et empêche d'intégrer les choses en profondeur et d'en être "fertilisé". Je me suis demandé ce que les générations actuelles et futures garderaient de tout cela, et pour cette raison, j'ai voulu transmettre ma propre expérience concentrationnaire, aller au-delà du simple récit, éviter les descriptions, montrer qu'en regardant vers l'avenir, on peut malgré tout construire une famille, avoir un métier intéressant et éprouver encore beaucoup de joie. Il me paraît moins important de montrer et de retenir les images que les valeurs telles que la solidarité, la dignité, la connaissance de l'autre et le respect de la vie au sens large.... Au risque de choquer, je dirais même que si l'on n'en fait pas une étiquette, et si on ne la fige pas, la déportation peut être une expérience très "enrichissante", si on en revient.

Le camp de concentration m'a enseigné une leçon fondamentale : en chaque être humain la violence est prête à se manifester, s'il n'y a pas de références personnelles solides. Il n'y a pas des êtres humains bons et d'autres mauvais, il y a ceux qui ont des références face aux autres et ceux qui n'en ont pas. La civilisation est un tout petit vernis qui ne demande qu'à craquer.

J'ai appris aussi que le plus dur à accepter, c'est le manque de respect, voire le mépris total d'un être humain pour un autre. J'ai découvert que pour survivre dans des conditions extrêmes, la solidarité, culturelle ou autre, et la camaraderie sont vitales, mais les perspectives d'avenir tout autant.

Je sais aujourd'hui que les notions de civilisation et de respect de l'autre perdurent tant qu'il est possible de s'inscrire dans le temps, avec un projet. On se raccroche à la religion, aux valeurs transmises, pour lesquelles on s'est engagé et on est sûr qu'au bout du compte, elles triompheront.

Contacts: que vous que a apporté votre expérience AFS ?

R.C. : je garde une grande reconnaissance pour l'AFS, qui m'a aidée à construire ma vie en assimilant le traumatisme subi, sans pour autant l'oublier. Elle m'a permis de retrouver le sentiment de liberté perdue. Elle m'a ouvert des horizons nouveaux : la musique, un autre milieu intellectuel, un regard neuf sur les choses. A l'époque, quand on revenait des USA, on voyait la France autrement : on appréciait son côté miniature, mais en même temps, on prenait conscience que c'était une miniature. On appréciait sa variété, son côté "échantillonnage" par rapport aux paysages américains démesurés.

J'ai de la gratitude pour ma famille, qui a eu la générosité de me pousser à partir. Mon voyage, c'était la grande ouverture, la liberté, la légèreté, le sentiment de pouvoir enfin mener ma vie sans contrainte.

Contacts: et aujourd'hui ?

R.C. : je continue à exercer à temps partiel mon métier de psychanalyste, pour aider les enfants en difficulté. Je conserve aussi mon rôle de Directrice de la Publication de la revue de La Psychiatrie de l'Enfant, qui me permet de me tenir informée de ce qui se passe dans ce domaine.

Je refuse d'être "étiquetée" ancien combattant, témoignage figé d'une époque douloureuse et je préfère intervenir dans les lycées, à chaque fois qu'on me le demande, pour témoigner de mon expérience auprès de la jeune génération et tenter de leur faire partager les valeurs auxquelles je crois : respect de l'homme, de la différence, dignité, solidarité.